Jean-Pierre Horiot, artiste sculpteur
« Ombre portée sur Jean-Pierre Horiot, l’artiste sculpteur », par Christophe le Nagard
Le penseur
Introduction
L’art ne fait plus guère illusion aujourd’hui sur sa capacité à changer le monde. C’est du moins ce que nous pouvons croire. Il est assommé de paroles esthétiques, mercantiles, de règles et de principes. C’est à y perdre parfois l’entendement. On a voulu le réduire à un divertissement qui ne soit qu’un plaisant objet du regard, l’art ludique des matières plastiques et des pixels numériques, celui des bric-à-brac surréalistes recyclés à l’âge des polymères modernes, celui encore des installations ou des performances qui, en guise de transgression, attise la curiosité légèrement dévoyée d’un œil en quête de sensations fortes !
Bref, rien de neuf sous le couteau, pas plus sous le pinceau, rien non plus du côté des technologies nouvelles, des dispositifs conceptuels ou des performances, rien du côté d’une sémiologie de l’image ou de l’objet qui pourrait être nouvelle. Rien, donc, rien vous dis-je ! Rien !
C’est vraiment n’en rien faire… C’est vraiment ne rien faire de l’art… Faut-il s’en émouvoir, céder à la déploration d’un art incapable de transgression morale, sociale, sans conviction authentiquement politique ? Faut-il conclure désormais à l’inanité de tout art et à la seule nostalgie d’un temps révolu ?
Chap. I
Considérations non autorisées
Ce serait trop court. L’art n’a jamais été aussi productif ; il n’a jamais été aussi bavard qu’aujourd’hui. C’est bien un signe des temps actuels justement que de vouloir sans cesse parler de tout avec profondeur sans jamais en rien dire. Et pourtant, ce sont ces mots qui flottent dans l’air ou qui se replient dans des coins de murs propres, dans l’entre-soi-d’un-monde-à-part, qui forment les lignes de notre pensée présente.
On s’entend dans un langage codé, parfaitement prévisible, jargon brillamment techniciste d’initié en lieu et place de la poésie, la simplicité de la poésie, la profondeur de la poésie. On y consacre des revues entières, des critiques, des marchands et des commissaires en font leur métier et leur gras. On parle du projet, on en explique l’intention, le concept, les contraintes, les références, etc. On se repaît à l’envi d’un discours sans fin, en veux-tu-en-voilà. Mais, à la fin, où entrent-ils tous ces mots, quels corps frappent-ils ? Quelle lumière jettent-ils ? Sur quelles formes s’appuient-ils pour s’en faire l’écho ? Que reste-t-il à l’art qui puisse encore retenir notre regard, saisir notre désir, piquer notre curiosité autrement qu’en l’appâtant ?
Il semble qu’il y ait, aujourd’hui plus qu’hier, un malentendu autour de l’art, malentendu qu’on ne saurait lever autrement qu’en s’en prenant violemment, couteau entre les dents, aux faiseurs de modes, de noms et d’argent. Si ce n’est exactement sur son intention, le sentiment de son intention artistique en particulier, du moins l’est-ce sur sa mise en forme, sur ses moyens. Les artistes d’aujourd’hui savent bien qu’ils doivent s’inscrire dans une lignée invariablement révolutionnaire ou anti-conformiste depuis le XIXe siècle.
L’art n’a cessé depuis ce temps d’être une rupture avec l’existant, et c’est finalement d’une manière très atypique qu’il peut chercher parfois à renouer avec des représentations ou des savoir-faire anciens. La doxa actuelle : il faut coûte que coûte faire du nouveau. C’est précisément là que s’introduit le malentendu, une confusion très préjudiciable à la réalité même de l’art et à son origine. Faire du nouveau après l’art moderne américain, russe ou français, faire du nouveau après Linchtenstein ou Warhol, Malévitch ou Kandinsky, Duchamp ou… Duchamp ? Hum !…
Doit-on s’émouvoir alors, à l’occasion d’une exposition nationale donnée récemment, de la mise côte à côte brutale, d’objets originellement surréalistes, tout en courbes et en significations poétiques, et de produits contemporains suiveurs, aux signatures pourtant largement reconnues, aveuglément tournés, quant à eux, vers des formes sexuelles explicites d’un rose douteux ! Suffit-il d’une verge en latex tumescente pour s’ériger au pinacle d’un nouveau manifeste révolutionnaire ? Faut-il se féliciter de ce qu’en art le principe de liberté prévale sur tout autre aspect et que l’éclectisme puisse être la règle absolue d’une foire de l’art ?
Et puis, comment aborder encore l’antithèse irréconciliable entre un peintre au chevalet ou un sculpteur d’argile, artisan de sa matière, et le travail mené aujourd’hui en intelligence artificielle qui donne à l’artiste un nouveau statut d’ingénieur-développeur ?
La question à poser ne serait pas tellement celle de définir une forme d’art en particulier, qu’elle soit ancienne ou moderne, si le contenu, son idée, son impact même, n’en étaient profondément affectés. D’expositions en salons, de galeries en écoles, de foires en institutions, tout laisse à penser qu’il existe aujourd’hui dans la plupart des pratiques artistiques une sorte de répétition, de suivisme ou de chapelle conformiste, pour ne pas dire confortable, qui installe son auteur dans une fabrique de l’objet ou fabrique de l’image qu’il prétend révolutionnaire.
L’abondance, sans doute excessive, de productions artistiques n’y est pas pour rien. Le nombre d’artistes non plus. Et le constat serait déjà ancien où la pression du regard exige qu’on s’en tienne toujours à une certaine pratique, qu’elle fût celle à ce point prestigieuse d’un Titien ou d’un Tintoret, d’un Caravage ou d’un Baglione.
Mais on note comment aujourd’hui en particulier on renoue avec une pratique ancienne du commanditaire, une forme d’allégeance aux forces économiques. Il faut d’une certaine manière coûte que coûte s’inscrire dans une identité, un réseau, accepter certaines captations sociales, financières, morales même, pour espérer promouvoir son travail. L’enjeu n’est plus tant d’entrer dans une existence dont le souffle quotidien pourrait être celui d’un art qui se cherche et qui se crée en se cherchant, mais il est celui d’un art qui doit frapper vite.
Chap. II
Ombre portée sur Jean-Pierre Horiot
Alors, quel sort réservera-t-on à celui dont le projet s’inscrit d’abord dans la lenteur de son idée et dans celle de son action ? Ira-t-on voir du côté des formes moins spectaculaires, dans l’ombre des ateliers, le travail silencieux d’artistes qui doutent non seulement de leur recherche mais aussi de leur talent ? Que fera-t-on de l’esprit libre qui insuffle le refus et la contestation, qui garde des circuits mais qui isole ?
Que fera-t-on enfin de l’esprit merveilleux tantôt éclairé et naïf, tantôt sombre et tragique de l’esprit poétique, comme on put se le représenter à une époque pas si éloignée de nous finalement, mais qui nous paraît à présent comme un âge de pierre de l’art, de l’art brut, de l’art qui cogne plutôt que l’art qui cherche à aller vite ?
De ce côté-là, l’œuvre de Jean-Pierre Horiot ne cesse d’être le chantier d’un véritable questionnement, sans souci de la mode et de la représentation, les refusant tous les deux comme les suppôts d’un discours ou d’un méta-discours nuisibles à l’art lui-même.
Faire, penser ce faire dans le mouvement simultané des mains, penser le mouvement de ces mains après qu’elles ont pétri la terre, formé la matière, et se tenir à la fin devant elle avec étonnement, voilà la démarche. Tout le contraire de ce qui à présent peut se penser comme un projet d’ingénieur.
Depuis une quarantaine d’années maintenant, ce bourguignon nomade né à Paray-le-Monial et débarqué à Nantes par hasard, façonne dans une terre d’argile brune des personnages tout en mouvement. C’est dans des lignes tendues, parfois exagérément, que ses figurines réussissent à exprimer les traits d’une expression singulière. Mouvements de tête, de mains, torse, jambes, les contorsions ont des allures parfois de vanités hypocrites. Mais c’est aussi dans des formes et des positions plus lascives qu’elles réussissent à susciter certaines de nos rêveries.
De Saint-Martin des Fontaines en Vendée où il entreprit son travail, à Sainte Pazanne, dans la région nantaise, où il œuvre aujourd’hui dans un atelier situé en plein milieu d’une fabrique semi-industrielle de bois de chauffage, Jean-Pierre Horiot a élaboré lentement – d’aucuns diront en dilettante, mais au sens étymologique, celui qui se délecte – les contours de son art, en exigeant d’abord de lui qu’il étonne.
Chap. III
Trois périodes
On peut recenser trois grandes périodes chez l’artiste.
La première, inaugurale du travail qui suivra, met en scène les premières figures d’une vraie comédie théâtrale à la Molière.
Les grands vices humains y sont convoqués dans tous les registres de la caricature, grotesque, burlesque, ubuesque. Travail raffiné dans lequel les personnages portent costumes en drapés finement ciselés. Attitudes outrancières parfois qui n’ont pas d’autre intention que de vouloir sonner faux.
Le mensonge humain en action ! Ce sont des personnages qui, au gré de l’imagination parfois tout à fait involontaire de l’artiste, forment une certaine idée du genre humain, généreuse, tendre aussi, mais âpre parfois, toujours sans illusion.
La nature brillante de l’honnête homme ne cache pas non plus son hypocrisie. Les personnages de Jean-Pierre Horiot portent masque et celui-ci est toujours à deux faces. Tantôt il nous fait rire et se prête comme une invitation à la fête, tantôt il nous émeut par son air florentin, son mystère, son étrange candeur comique qui nous apparaît soudain comme une menace. Tantôt encore, le regard exagérément absurde, le visage grimaçant, le personnage se montre comme un idiot jetant sur le monde un regard lucide.
Réalisées dans la même période, deux pièces monumentales retiennent immédiatement l’attention : un navire, d’abord, d’un mètre environ sur trente centimètres, dont l’aspect général fait penser à une sorte d’arche sur laquelle sont regroupés de tout petits personnages. Une tour, ensuite, babylonienne, à moins qu’il ne s’agisse de la tour de Quasimodo, d’un mètre et demi de hauteur environ, et de laquelle, par les balcons et par les ouvertures, sortent les bustes des mêmes petits personnages. Ces deux pièces tout à fait originales semblent signer le processus mental par lequel passe l’artiste. Au commencement s’écrit une idée simple née d’une image, d’une représentation intérieure. La silhouette du projet se dessine comme une histoire qui se raconte. Mais la matière même de la terre sous les mains devenues soudain inconscientes de l’artiste, le corps qui parle, le désir, l’émotion, la folie joyeuse et peut-être rabelaisienne d’un esprit qui sort de son cadre, tout cela conduit au fait d’une réalisation devant laquelle, spectateur, on se tient finalement comme un enfant.
Que voudrait-on trouver de mieux dans l’art que cette capacité à nous transporter dans des zones fragiles de nous-mêmes, où nous pressentons alors, dans l’ignorance de nos mots même, quelque chose qui se niche, qui nous appelle, qui nous tient ? Ce n’est pas l’esthétique de la pièce qui fait l’art, ce n’est pas même son originalité qui pourrait susciter, dans une humeur badine, le plaisir, le caprice de l’imagination, l’aimable et douce curiosité !
Non, c’est la manière qu’elle a de parler au corps, au corps de l’enfant qu’on porte en soi, au corps de vie ! Ainsi, cette tour en particulier dont on ne se lasse pas d’y chercher la matière d’un rêve ou d’un cauchemar très enfoui, qui nous appartiendrait en particulier, qui nous serait tout à fait personnel. Déclinaison infinie du mot Tour qui nous fait balancer d’un monstre à un ange, Tour d’Eben-Ezer, Tour de Babel, Tour de l’Apocalypse, Tour Eiffel même, et pourquoi pas, les Twin Towers !
Dans la suite de ce travail, Jean-Pierre Horiot s’est adonné à un bestiaire digne d’une création surréaliste et que les surréalistes eux-mêmes n’auraient sans doute pas désavoué. C’est la deuxième période.
Cette fois-ci, les personnages y sont tantôt crocodile locomoteur portant sur le dos une sorte d’oiseau de feu ou de dinosaure volant, orné sur sa base de quatre petites têtes en céramique comme en sorte de gargouilles gothiques ; tantôt dromadaire barbu à la mine effarée, ou peut-être simplement ébahie, avec howdah sur l’échine ; tantôt encore équidé fabuleux, mythologique, à mi-chemin entre centaure et minotaure, le centaure portant le minotaure dans un mouvement incongru d’équipage ahuri, plus proche de la bouffonnerie fanfaronne que de la terreur et de la pitié.
On se souvient notamment d’eux à l’occasion d’une exposition à Nantes que Jean-Pierre Horiot partagea avec l’architecte-sculpteur Jean-Luc Johannet. Ce dernier dressa au milieu de la salle d’exposition une de ses compositions monumentales, un grand pont de bois de plusieurs mètres, orné de détails sculptés, sur lequel Jean-Pierre Horiot déposa certains de ses animaux fabuleux.
Je me souviens de cette exposition comme d’une nouvelle d’André Pieyre de Mandiargue, « Le Passage Pommeraye » dans son recueil Le Musée noir, où il y est question d’un homme-caïman, d’une créature au corps d’écailles lisses se livrant à des greffes chirurgicales inquiétantes, d’une femme aussi à la chevelure baudelairienne et bien évidemment fatale. Monde dérivé, dérivant du réel, monde palustre, inquiétant, monde où la magie du désir et des inventions les plus extraordinaires laissent croire à la réalisation de tous les possibles, au merveilleux poétique, à la révolution de l’esprit.
A présent, l’artiste scelle sa troisième période en donnant à voir des sculptures plus monumentales, aux lignes plus épurées, mais aux intentions finalement assez semblables.
Elles mettent en scène encore les caractères humains où la violence, le grotesque, le plaisir, la débauche, l’émouvante lassitude de qui s’est livré sans compter, se disputent et se répondent. Néanmoins, la figuration change. Ce ne sont plus des personnages en pied qui sont représentés, mais des corps étranges tronqués du buste, et dont seuls restent la tête et les mains. Il est toutefois difficile d’en faire une description qui puisse en rendre compte d’une manière satisfaisante.
Sans que les corps paraissent atrophiés, la sculpture jouant très subtilement sur les formes entre pleins et vides, s’accordant ainsi dans un équilibre parfaitement harmonieux, le regard n’en reste pas moins attiré par ce qui semble caractériser l’homme en apparence comme en profondeur : le faciès et le jeu des mains. Faut-il en conclure que tout le reste serait superflu ?
Chap. IV
Des visages et des mains
Le visage et les mains. Les premiers plâtres de l’artiste sont tombés, si l’on peut dire, de son imagination, comme on revient tout à coup de la lune. Ils se sont faits d’une manière inattendue, peut-être même à son insu, surtout à son insu. Après des mois de vagabondage paresseux, de quêtes inabouties, soudain, le pressentiment d’avoir entre les mains les formes d’une nouvelle naissance. Quelque chose vient de frapper à la porte. Quelque chose comme le coup franc d’un heurtoir sur une porte en bois.
Le modelé est plus grossier, on devine derrière les multiples empreintes, l’énergie de la main et des doigts, des doigts électriques, des pouces hargneux, des pressions rageuses. Le corps est un succédané médiocre de l’esprit ; il faut aller à l’essentiel, à l’essence même de l’homme : la tête et les mains.
La tête et les mains. Cette prédilection pour ces deux extrémités de l’âme n’est pas sans s’inscrire dans une certaine histoire. Depuis ses origines, l’art du dessin et de la sculpture s’essaie à la représentation de ce qu’on s’accorde à considérer comme le plus difficile dans le corps humain, la tête et les mains. Mais chez Jean-Pierre Horiot l’approche est moins académique, plus légère sans doute sans en être pour autant moins grave, plus iconoclaste aussi. La sculpture, ici, sort des mythologies greco-sacrées pour entrer dans la texture du récit. Ces têtes et ces mains ne se donnent pas seulement à voir dans leurs formes, elles racontent quelque chose. Leur profondeur découle de la synthèse entre une émotion façonnée, douloureuse ou rieuse et une narration. Tout, dans les pièces de Jean-Pierre Horiot, semble vouloir raconter quelque chose qui nous est proche.
En ce sens d’ailleurs, sa sculpture peut être dite essentiellement narrative, mais pas seulement au sens anecdotique, au sens aussi allégorique et métaphorique. Les figures disent toujours quelque chose au-delà d’elles-mêmes, et ce qu’elles disent a toujours une intention provocatrice. De ce point de vue, l’art de Jean-Pierre Horiot réussit son projet de nous saisir dans un de ses instants, par le poignet… ou par autre chose. C’est beau et c’est rude, c’est beau et c’est dur ! Et puis c’est drôle aussi, parfois loufoque ! On regarde ses pièces et on se dit : « Tiens, ça naît d’où cette gueule cassée, cet air de con, ces mains comme des palmes, gigantesques, cet œil libidineux parfois, parfois aussi totalement ahuri ou cinglant ? Ça vient d’où ces lignes tendues d’un corps crispé, d’un corps en combat, ça vient d’où ce contraste entre tel qui semble éprouver le mystère d’une douleur tragique et tel qui, juste à côté, fanfaronne ? Ça vient d’où cette impression qu’on a d’un spectacle à la fois léger et grave, à la fois gai et triste ? »
A la question de savoir ce qu’il a voulu dire, Jean-Pierre Horiot se trouve toujours un peu gêné. Il serait bien tenté de répondre spontanément au visiteur qui l’interroge qu’il n’en sait rien et que finalement il s’en fiche. Mais l’homme est en réalité moins désinvolte qu’il n’y paraît. Son œil bleu pétille alors, passant d’un bleu sombre à un bleu plus clair et plus éclatant, comme si l’intérêt qu’on lui montrait avait l’heur de raviver en lui une sorte de source à laquelle il semble puiser sa force. Presque automatiquement, il donne l’impression de monter sur scène. Son discours prend des inflexions d’acteurs. « Vous m’avez demandé ce que j’en pensais ? Hein, hum ! – Faut-il vraiment que je vous le dise ? Hein, hum ! – Non, n’insistez pas ! » Un rien cabotin, l’artiste se joue d’une question qu’il semble à chaque fois vouloir éviter. Monter sur scène finalement c’est s’épargner pour lui la pénible affaire de sonder les grumeaux de sa propre terre glaise. « J’y mettrai bien mes mains, mais pas mes mots ! » paraît-il dire. Ne lui suffit-il pas tout compte fait de trouver dans cette absence ou dans cette ignorance, dans cette volonté même d’obscurcissement de son projet, la matière de ses propres rêves et de ses obsessions pour vouloir en rester là – et seulement là ? Ce n’est peut-être pas pour rien, d’ailleurs, qu’il en est arrivé par des chemins tout à fait incertains à la réalisation focalisante de têtes et de mains. Tout l’inconscient ne se tient-il pas là, dans ces extrémités habillées d’expressions, de gestes, de mouvements, la tête et les mains ?
Il nous est difficile de ne pas imaginer que les personnages de Jean-Pierre Horiot n’aient pas une raison d’être au-delà du simple jeu de création. On peut entendre l’artiste nous dire comment chaque réalisation procède d’un hasard des mains, celles-ci pétrissant aveuglément la terre, on peut recevoir bienveillamment ses facéties, ses traits d’humour, son j’menfoutisme aussi, on peut encore croire au récit qu’il nous fait de ses personnages en situation, celui-ci comme ci, celui-là comme ça, mais en réalité chaque pièce exhale cette singulière odeur d’inconscient, de projection, et ses personnages à la fin ne semblent plus qu’eux-mêmes dans l’artiste incarnés, ou réciproquement, celui-ci totalement investi dans ces figurines de terre glaise.
Il y va de quelque chose de cet ordre-là, en effet, et c’est ce qui fait, à notre sens, la qualité même de cet art.
Chap. V
Atrophie des visages et des mains
Les tronches des personnages pourraient n’être que cela, sorte de monstres humains dans un freakshow bien américain, homme à deux têtes, homme tronc, etc. si l’on ne s’en tenait qu’à la description de l’artiste. On n’y verrait alors qu’une anecdotique et peut-être croustillante vision d’une humanité horrifiante. Il est remarquable en effet que pour certains d’entre eux ces visages aient les contours d’un chant maldororien, propres à susciter plus que l’inquiétude, une certaine terreur :
« Tout à coup – écrit Lautréamont – leur visage brûlant, décomposé, montrant les plus terribles passions, grimacera de telle manière que les loups auront peur. ».
Les tronches horiotesques pour les appeler ainsi, tronches grotesques, ne le sont qu’à la faveur d’une humanité éprouvée au fil du rasoir. Elles peuvent effrayer en même temps qu’elles nous émeuvent dans une espèce de sensiblerie idiote mais réelle. Un couple en particulier, mais on notera que plusieurs pièces fonctionnent par paires, un homme-une femme, livre au spectateur leurs tronches de grabataires amoureux et ahuris, comme de tardifs enfants scellés au corps d’une humanité souffrante.
Pour ne pas céder aux facilités d’un art qui serait trop plaisant, art dont la forme, pas toujours accomplie d’ailleurs, l’emporte souvent sur toute autre espèce de considération, celui de Jean-Pierre Horiot, lui, cherche à s’abrutir, presque obstinément, dans des regards tantôt vides tantôt pleins. Ces gueules cassées ont des airs d’écorchés vifs qui, dans la misère de leur existence, soit jouent la provocation et le combat, comme ce trio de lutteurs tout en équilibre, soit la fraternité à la manière des trois Ombres de Rodin, alias les trois Parques, ici les trois amis solidairement rattachés en trois mains communes.
Ces pièces façonnées suivant des équilibres très étudiés, jouant là encore sur les vides et les pleins, jouant parfois même sur une certaine idée de transparence, le vide l’emportant sur le plein pour mieux souligner les lignes tendues des bras-jambes des personnages, forcent une certaine lecture – là encore sans doute inconsciente… mais qui sait ? – du vivant.
L’anecdote d’un homme seul ou en groupe se mue en allégorie, le personnage en symbole, la terre devient bronze, et le spectateur enfant. L’artiste le sait-il ? Ces gueules cassées, ces corps tronqués, ces équilibres éphémères, ces mouvements de lutte, de refus, de supplication, d’amitié et d’amour ont tous pour vocation de montrer et de dire. Ceci expliquerait-il d’ailleurs pourquoi Jean-Pierre Horiot souhaite se taire quand il lui est demandé de s’expliquer sur ses motivations ?
Passons. L’art, quand il est vrai, est tout proche de la poésie. Les ponts entre eux sont si étroits qu’il est presque impossible d’envisager l’un sans convoquer l’autre. Je ne sais pourquoi, les personnages de Jean-Pierre Horiot me font penser à Blaise Cendrars. Au poète lui-même, d’abord, avec sa trogne d’aventurier qui boit parfois un peu trop, puis à certains de ses poèmes, un en particulier intitulé « Les Grands Fétiches » (extraits) :
« Nœuds de bois/Tête en forme de gland/Dur et réfractaire/Visage dépouillé/Jeune dieu insexué et cyniquement hilare » ou encore « Voici l’homme et la femme/Également laids également nus/Lui moins gras qu’elle mais plus fort/Les mains sur le ventre et la bouche en tire-lire », « Lui/Chauve/N’a qu’une bouche/Un membre qui descend aux genoux/Et les pieds coupés ».
On devinera aisément, sans avoir besoin de les justifier, les raisons qui motivent cette comparaison. Les corps qui y sont présentés brillent d’une extrême simplicité. Les hommes, eux, ne le sont plus totalement, passés qu’ils sont au crible d’une poésie laconique visant l’essentiel, tête, sexe, ventre, pieds coupés. Ne pourrait-on pas dire également des figures de Jean-Pierre Horiot : tête, mains, corps tronqués ?
Et puis, sans doute le corps amputé du poète Blaise Cendrars y est-il aussi pour beaucoup dans ce rapprochement ! Et puis enfin, je crois encore que Cendrars pouvait écrire sa poésie de la même manière que Horiot sculpte ses personnages : avec les mains, nom de Dieu !
On l’aura compris, la sculpture de Jean-Pierre Horiot n’est pas de celles, cérébrales, qui louent le projet plus que sa réalisation. Elle n’est pas non plus de celles qui se divertissent dans une esthétique de la forme et de la trouvaille, comme on peut le dire parfois de certaines d’entre elles : « C’est bien joli ! ». Elle n’est ni mièvre ni prétentieuse. Elle n’a pas non plus le culte de son statut. Personne n’est plus éloigné et en même temps plus précautionneux des mots « art » et « artiste » que ne l’est Horiot lui-même. Et pourtant, quoiqu’il n’ait jamais su se faire vraiment connaître, emprunté qu’il est dans les relations de salons ou dans les diverses négociations qu’exige le monde public, et dont il n’espère jamais autre chose qu’elles puissent se finir le plus tôt possible, son œuvre longue d’une trentaine d’années et totalisant de très nombreuses pièces disséminées chez différents particuliers français et étrangers, aurait très bien pu l’installer aujourd’hui dans une confortable aisance de la cote et de la diffusion de son nom.
Au lieu de cela, il a préféré le silence des ateliers, les amitiés électives, la paresse des esprits voyageurs, les doutes fondateurs d’une œuvre en train de se réaliser. Le voulait-il vraiment ainsi ? Qui sait ?
Chap. VI
L’art n’est-il qu’une foire ?
S’il fallait définir simplement l’œuvre de Jean-Pierre Horiot, je dirais qu’elle vient d’abord du corps, de la vitalité du corps.
C’est ce corps qui parle entre les mains de l’artiste, c’est ce corps réel, physique, qui se métamorphose en mouvements et en formes nouvelles, allégoriques d’une pensée, physique elle aussi, pensée bruissante, tue, inconsciente, mais viscéralement portée comme un bagage qu’on ne saurait pas bien où déposer. Qu’ils soient graves ou comiques, cyniques ou débonnaires, amusants, cabotins ou bien violents, tendus, tout en nerfs, les personnages de l’artiste ont en commun d’exprimer une brutalité essentielle, au sens d’une énergie qui fait vivre.
Ses pièces, en effet, n’ont pas les affectations moralisatrices, sensibles et tièdes des bons sentiments qu’on trouve souvent dans la sculpture ou dans la peinture. On sait bien du reste depuis longtemps qu’on n’a jamais fait d’art avec de bons sentiments. Et c’est précisément ce qu’on doit aimer dans ce travail : l’absence de sensiblerie ou d’affection éplorée pour les grandes causes de l’humanité ou les grands mouvements de l’âme. Les femmes y sont souvent de vieilles peau pas faciles à manœuvrer ; quant aux hommes, plus nombreux, ils oscillent sans cesse entre figures ahuries, violentes ou sexualisées.
On a coutume de penser et de dire que la seule contrainte de l’art c’est sa liberté. Ce serait vrai si cette liberté n’était pas le terrain d’une expression à tout va, où le parti-pris de la subjectivité, du quant-à-soi émancipé à la faveur de ce qu’on appelle l’activité artistique, le loisir créatif ou récréatif, le gagne trop souvent sur la qualité et la profondeur. L’art n’est pas une foire et le prétexte même de sa liberté ne justifie pas toujours toutes les belles productions colorées, tous les beaux modelés qui nous sont donnés à voir. Ceux-ci, du reste, paraissent aujourd’hui de plus en plus nombreux dans les salons, les rencontres, les lieux associatifs, les vitrines même de ce qu’on ne sait plus exactement être ou une galerie ou un magasin pour décorations. Ce ne serait pas un problème si tous ces objets qui prétendent à un certain statut ne semblaient occulter d’une manière de plus en plus grande des œuvres moins faciles d’accès, œuvres dont les artistes souvent se tiennent à la marge des petits rendez-vous. Ceux-là, et j’y compte Jean-Pierre Horiot, tracent une route qui, ou bien s’invente en même temps qu’elle s’écrit, ou bien s’écrit en postériorité d’une mémoire blessée, d’un ancrage douloureux dans le granit de l’existence. C’est ce qui explique chez ces auteurs des œuvres qui frappent l’œil. Le sens s’y niche dans un mélange d’esthétique et de brutalité, de rire noir, jaune ou vert, on y décèle ce qui aspire la vie, ce qui rend à la vie, ce qui aspire à la vie, il s’y trouve un éclat qui n’appartient qu’à elles et qui les classe résolument du côté de l’Art.
Enfin, j’aimerais, pour conclure cette introduction, proposer la lecture d’un texte de F. Nietzsche, rien de moins !, extraite du Crépuscule des idoles et intitulé « Pour la psychologie de l’artiste ». Je le livre en particulier à Jean-Pierre Horiot comme une amande douce-amère à sucer en regardant la terre et le ciel – en même temps !
« Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait une action ou une contemplation esthétique quelconque, une condition physiologique préliminaire est indispensable : l’ivresse. Il faut d’abord que l’ivresse ait haussé l’irritabilité de toute la machine : autrement l’art est impossible. Toutes les espèces d’ivresses, fussent-elles conditionnées le plus diversement possible, ont puissance d’art : avant tout l’ivresse de l’excitation sexuelle, cette forme de l’ivresse qui accompagne tous les grands désirs, toutes les grandes émotions ; l’ivresse de la fête, de la lutte, de l’acte de bravoure, de la victoire, de tous les mouvements extrêmes ; l’ivresse de la cruauté ; l’ivresse de la destruction, l’ivresse sous certaines influences météorologiques, par exemple l’ivresse du printemps, ou bien sous l’influence des narcotiques ; enfin l’ivresse de la volonté, l’ivresse d’une volonté accumulée et dilatée. – L’essentiel dans l’ivresse c’est le sentiment de la force accrue et de la plénitude. Sous l’empire de ce sentiment on s’abandonne aux choses, on les force à prendre de nous, on les violente, – on appelle ce processus : idéaliser. Débarrassons-nous ici d’un préjugé : idéaliser ne consiste pas, comme on le croit généralement, en une déduction, et une soustraction de ce qui est petit et accessoire. Ce qu’il y a de décisif c’est, au contraire, une formidable érosion des traits principaux, en sorte que les autres traits disparaissent.»
Friedrich Nietzsche